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Evocations et similitudes en temps de pandémie

Par Laura Franchi*, spécial NODAL**

Au-delà des distances physique et temporelle, il est impossible, pour ceux d'entre nous qui avons été privés de notre liberté, plongés dans l'incertitude et confrontés à un avenir sans horizon, de ne pas établir des points de comparaison avec l'expérience actuelle que traverse l'humanité entière. Une situation imprévisible, un après insaisissable et un ennemi nommé Coronavirus qui parcourt la planète et altère l'ordre établi.

J'ai été expulsée de mon pays, l'Argentine, vers la France en 1981 et j'ai eu la chance que n’ont pas eue ceux qui ont disparu dans les camps de concentration de la dictature argentine, de pouvoir raconter ce que j'ai vécu. Je parle aussi en leur nom. À l'époque, évoquer de tels souvenirs était un exercice difficile. Comment témoigner devant une société qui vivait le bien-être d’un « État-providence » au pays des droits de l'Homme ? Comment trouver les mots appropriés pour raconter l’enfermement ?

Lorsque je racontais mon histoire, je voyais les visages devenir gris et des notes d'incompréhension envahir l'espace. Des silences qui systématiquement précédaient l'inévitable question : comment supporte-t-on l'enfermement ? Comment supporte-t-on le manque de liberté ?

Je pense qu'aujourd'hui, avec l’expérience du confinement, ma réponse serait plus compréhensible : les êtres humains ont des ressources inimaginables pour faire face à l'imprévisible...

Faisant abstraction du temps et de l’espace, on peut dire que cette perte de liberté est un dénominateur commun. Aujourd'hui, nous devons accepter que d'autres planifient notre vie quotidienne, qu'ils nous avertissent avec autorité que nous serons passibles de sanctions si nous ne suivons pas les consignes de sécurité et nous devrions être humblement reconnaissants d’être en vie.

Pendant ma détention, j'ai essayé d'imaginer la fascination que procurait le pouvoir de soumettre des êtres intelligents qui n'admettent pas par nature une telle condition. J'avais le sentiment que l’on étudiait notre comportement de groupe comme celui de petits animaux de laboratoire, afin de mieux nous dominer.

Aujourd'hui, dans des circonstances différentes, je ressens les mêmes intentions, celles de nous inciter tous, tel un troupeau, à produire les mêmes gestes presque sans sourciller et à nous poster sans protester devant le journal télévisé avec la même anxiété : envisager l’avenir.

Face au sentiment de vide causé par l'incertitude et ses déséquilibres émotionnels, la peur apparaît comme un autre dénominateur commun. Ici, il ne s’agit pas comme au temps de la dictature ou de la guerre, de la peur que des hommes entrent chez vous, détruisent tout, vous fassent disparaître et vous tuent, non !

Nous avons affaire ici à un ennemi invisible, mais comment le définir ? Lorsque nous croisons quelqu'un dans nos heures de sorties autorisées, nous avons du mal à le regarder dans les yeux car la méfiance grandit et se multiplie comme le virus. Mais quel est cet ennemi ? L'ennemi qui se situe dans le champ de la peur est invisible et dangereux, il nous paralyse et nous rend inopérants pour imaginer une stratégie de défense...

L'impensable a rouvert de vieilles blessures : le confinement nous empêche de dire adieu à nos morts, de vivre ce rituel, de faire le deuil. À l’époque de la dictature, aucun des détenus, n'a pu dire au revoir aux siens lorsqu'ils ont quitté ce monde et des milliers de familles cherchent encore leurs disparus pour pouvoir les enterrer enfin. La Méditerranée est devenue, comme l’a dit le Pape, une « tombe collective » et en Europe beaucoup comprendront aujourd'hui ce que signifie ne pas être présent lors du dernier adieu.

Mais face à cette tragédie qui envahit le monde entier, je constate un autre dénominateur commun : l'humour comme arme efficace contre l'adversité ! Chaque jour nous nous réveillons avec des centaines de mèmes qui captent l'actualité, la traitent avec ironie, nous font rire et deviennent la meilleure arme de défense contre l'enfermement.

En temps d'emprisonnement, le rire nous rendait libres et, comme aujourd'hui, dans un autre temps et un autre espace, il permettait une catharsis curative.

Dans la solitude et les longues semaines d'enfermement, le temps sans temps apparaît et chacun de nous se retrouve face à lui-même, il peut se reconnecter avec son histoire, ses affects, ses défauts. Et nous voyons le film de notre vie se projeter dans notre mémoire. Alors le loisir créatif et réparateur se manifeste également, nous permettant de découvrir de nouvelles perspectives pour nous réinventer.

Dans ma réponse j’ai évoqué ce dont nous, les humains, sommes capables : d'endurer et de nous adapter... mais pas de nous soumettre ! Parce que s’il y a quelque chose au-dessus de tout et la prison me l’a appris, c’est la force du collectif.

Aujourd'hui, la grande majorité de la société l'exige, « Prenons soin de nous ! » peut-on lire dans les millions de messages dans toutes les langues: « Restez chez vous... », « En prenant soin de vous, vous prenez soin des tous ». Il en était de même quand j'étais prisonnière, nous prenions soin de nous tous comme de la chose la plus précieuse... et c'est ainsi que les murs de la peur s'effondrent et que la force collective agit avec son arme la plus efficace : LE POUVOIR DE L'ORGANISATION et comme guide d'apprentissage celui de LA MÉMOIRE.

*Ex-détenue politique en Argentine (1974-1981), exilée en France depuis 1981

**Noticias de América Latina y el Caribe


https://www.nodal.am/2020/05/evocaciones-y-semejanzas-en-tiempo-de-pandemia-por-laura-franchi

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